Le spleen de Paris – Charles Baudelaire

Chères lectrices, chers lecteurs,

nous terminons la semaine avec quelques extraits du Spleen de Paris de Charles Baudelaire, recueil posthume fruit de poèmes en prose écrits entre 1855 et 1864. Ces écrits moins connus que les célèbres textes en vers des Fleurs du Mal correspondent assez bien à l’ambiance pluvieuse et sombre d’un mois de novembre. L’exercice de la poésie en prose, si il semble moins contraignant que la composition en vers, est un véritable jeu de funambule. Charles Baudelaire, véritable équilibriste des mots, parvient à dépoussiérer l’art poétique des clichés d’usage (le joli, les fleurs, les oiseaux…) pour livrer une composition laissant le lecteur dans un état assez étrange, à la fois impatient de lire la suite du poème, et terrifié de ce qu’il pourra y trouver.

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Le désespoir de la vieille

La petite vieille ratatinée se sentit toute réjouie en voyant ce joli enfant à qui chacun faisait fête, à qui tout le monde voulait plaire ; ce joli être, si fragile comme elle, la petite vieille, et, comme elle aussi, sans dents et sans cheveux.

Et elle s’approcha de lui, voulant lui faire des risettes et des mines agréables.

Mais l’enfant épouvanté se débattait sous les caresses de la bonne femme décrépite, et remplissait la maison de ses glapissements.

Alors la bonne vieille se retira dans sa solitude éternelle, et elle pleurait dans un coin, se disant :

– « Ah ! pour nous, malheureuses vieilles femelles, l’âge est passé de plaire, même aux innocents ; et nous faisons horreur aux petits enfants que nous voulons aimer ! »

À une heure du matin

Enfin ! seul ! On n’entend plus que le roulement de quelques fiacres attardés et éreintés. Pendant quelques heures, nous posséderons le silence, sinon le repos. Enfin ! la tyrannie de la face humaine a disparu, et je ne souffrirai plus que par moi-même.

Enfin ! il m’est donc permis de me délasser dans un bain de ténèbres ! D’abord, un double tour à la serrure. Il me semble que ce tour de clef augmentera ma solitude et fortifiera les barricades qui me séparent actuellement du monde.

Horrible vie ! Horrible ville ! Récapitulons la journée : avoir vu plusieurs hommes de lettres, dont l’un m’a demandé si l’on pouvait aller en Russie par voie de terre (il prenait sans doute la Russie pour une île) ; avoir disputé généreusement contre le directeur d’une revue, qui à chaque objection répondait : « – C’est ici le parti des honnêtes gens », ce qui implique que tous les autres journaux sont rédigés par des coquins ; avoir salué une vingtaine de personnes, dont quinze me sont inconnues ; avoir distribué des poignées de main dans la même proportion, et cela sans avoir pris la précaution d’acheter des gants ; être monté pour tuer le temps, pendant une averse, chez une sauteuse qui m’a prié de lui dessiner un costume de Vénustre ; avoir fait ma cour à un directeur de théâtre, qui m’a dit en me congédiant : « – Vous feriez peut-être bien de vous adresser à Z… ; c’est le plus lourd, le plus sot et le plus célèbre de tous mes auteurs, avec lui vous pourriez peut-être aboutir à quelque chose. Voyez-le, et puis nous verrons » ; m’être vanté (pourquoi ?) de plusieurs vilaines actions que je n’ai jamais commises, et avoir lâchement nié quelques autres méfaits que j’ai accomplis avec joie, délit de fanfaronnade, crime de respect humain ; avoir refusé à un ami un service facile, et donné une recommandation écrite à un parfait drôle ; ouf ! est-ce bien fini ?

Mécontent de tous et mécontent de moi, je voudrais bien me racheter et m’enorgueillir un peu dans le silence et la solitude de la nuit. Âmes de ceux que j’ai aimés, âmes de ceux que j’ai chantés, fortifiez-moi, soutenez-moi, éloignez de moi le mensonge et les vapeurs corruptrices du monde, et vous, Seigneur mon Dieu ! accordez-moi la grâce de produire quelques beaux vers qui me prouvent à moi-même que je ne suis pas le dernier des hommes, que je ne suis pas inférieur à ceux que je méprise !

Le port

Un port est un séjour charmant pour une âme fatiguée des luttes de la vie. L’ampleur du ciel, l’architecture mobile des nuages, les colorations changeantes de la mer, le scintillement des phares, sont un prisme merveilleusement propre à amuser les yeux sans jamais les lasser. Les formes élancées des navires, au gréement compliqué, auxquels la houle imprime des oscillations harmonieuses, servent à entretenir dans l’âme le goût du rythme et de la beauté. Et puis, surtout, il y a une sorte de plaisir mystérieux et aristocratique pour celui qui n’a plus ni curiosité ni ambition, à contempler, couché dans le belvédère ou accoudé sur le môle, tous ces mouvements de ceux qui partent et de ceux qui reviennent, de ceux qui ont encore la force de vouloir, le désir de voyager ou de s’enrichir.

2 réflexions au sujet de « Le spleen de Paris – Charles Baudelaire »

  1. Béréenne attitude

    … laissant le lecteur dans un état assez étrange, à la fois impatient de lire la suite du poème, et terrifié de ce qu’il pourra y trouver …
    Oui, assez étrange. Il y a de très nombreuses années, que je n’ai pas lu une ligne de Baudelaire, mais je me souviens bien encore avoir entrevu son « spleen » comme quelque chose de fascinant, mais en même temps comme une spirale infernale, dont on ne ressort pas indemne … ou pas du tout. Cela correspond bien à son titre: les fleurs du mal. J’avoue, que je ne me suis pas plongée dans votre article … instinctivement, je préfère lire des choses moins fascinantes … je ne sais quel terme utiliser.

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    1. satch669 Auteur de l’article

      Bonjour Béréenne!

      En effet c’est une sorte de plongée au cœur du mal que propose Charles Baudelaire dans bon nombre de ses poèmes. Je pense pas qu’il était chrétien au fond de lui, cependant je trouve que ses écrits reflètent à merveille la corruption et la dépravation naturelle de l’être humain. Ce que je partage pas c’est sa propre conclusion, qui semble consister à s’enfermer dans ce fameux spleen dont rien ne peut nous délivrer. Peut-être a-t-il trouvé la paix du Christ lors de ses derniers jours, Dieu seul le sait…

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